Margot Bruyère

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Chroniques du lundi

(Publiée le 12 décembre 2011 par Margot Bruyère)

On l'appelait La Mer Blanche

Voici un article que j'ai écrit et qui a été publié récemment dans un livre collectif "Regards sur la Bretagne, 40 lieux - 40 auteurs" aux Éditions des Montagne Noires.

Étant donné que la préservation de la planète (et celle de mon petit coin de planète) est un sujet qui me tient à cœur, je le reproduis ci-dessous, comme une bouteille jetée à la mer.
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ON L'APPELAIT LA MER BLANCHE

Je me souviens…
C'était un jour béni de septembre. Mes vacances commençaient et je m'étais levée de bonne heure. J'avais sorti la prame du hangar, puis je l'avais traînée jusqu'à la berge pour la laisser gonfler dans le chenal, ancrée d'un gros caillou. Une fois gorgée d'eau, elle serait bien étanche et je n'aurais pas besoin d'écoper sans arrêt. En ce temps-là, les coques des bateaux étaient en bois, les avirons aussi, et les dames de nage étaient en laiton. Il n'y avait pas de plastique, ni sur la mer, ni sur la plage.

Vers le soir, la grande marée d'équinoxe m'avait permis de ramer tout mon saoul sur la Mer Blanche. J'avais remonté l'anse du Petit-Moulin avec le flux et admiré les aigrettes qui fleurissaient de blanc, en s'y nichant pour la nuit, les châtaigniers des talus. Dans l'anse suivante, un héron cendré semblait m'attendre, perché au sommet d'un chêne.

La Mer Blanche justifiait son nom à marée basse: elle étirait voluptueusement ses volutes de sable – un sable incroyablement fin, pointillé d'or et d'argent – entre la ligne souple de la dune crêtée de chardons bleus et les festons verdoyants de la côte entre Bénodet et Fouesnant. Un grand chenal coulait en son centre, saignée bleue ou grise selon la couleur du ciel, qui se ramifiait en une myriade de petits ruisseaux irisés ou niellés lorsqu'ils atteignaient la vasière. Les mouettes et les goëlands se perchaient sur les piquets de bois du parc à coques.

L'hiver les cygnes sauvages déambulaient lourdement sur le sable puis se laissaient glisser majestueusement sur le chenal; les oies bernaches cacardaient et les spatules fouissaient le sable de leur long bec jaune. La Mer Blanche prenait parfois vers le soir une teinte bleutée, douce et glacée, que je n'ai vue qu'à elle et aux Îles Lofoten en Norvège.

À la belle saison, lorsque le ciel était cotonné de nuages et que le vent n'était qu'une légère brise, c'était le temps idéal pour la pêche à pied. Je prenais mon panier, un solide panier d'osier au fond renforcé de fil métallique, ma fouëne et ma cuiller. Les coques et les palourdes abondaient. On les pêchait au trou, au renversement de la marée; jamais au râteau, cet instrument barbare qui laisse pantelants sous le soleil les fragiles coquillages, dédaignés car trop petits. On trouvait aussi des huîtres sauvages, toutes petites et délicieuses. Sur les rochers, s'accrochaient bigorneaux et berniques et les crevettes pullulaient dans les mares. Enfant, je m'émerveillais de découvrir dans ces infimes flaques un gouffre où s'enfonçaient le ciel, les nuages, les arbres et moi-même. J'en oubliais les crevettes.

Dans ce temps-là, il n'y avait, au bord de la Mer Blanche, ni pléthore de résidences secondaires, ni campings à outrance et, par conséquent, pas de matières fécales et eaux usées en surabondance. Nous passions nos vacances dans une chaumière, sans eau et sans électricité bien entendu. Mais nous avions l'eau douce et pure de la fontaine toute proche.

Il n'y avait, dans l'arrière-pays, ni golf déployant sans vergogne des hectares d'une pelouse toujours verte et reverdie à grand renfort de pecticides et d'engrais, ni cultures intensives, ni élevages en batteries dont les lisiers rejoignent engrais et pesticides pour se déverser, à la première pluie, dans les ruisseaux qui convergent vers la Mer Blanche. Personne ne prévoyait une station d'épuration …

Il n'y avait pas de pollution; il n'y avait pas d'algues vertes.

Car, depuis quelques années, la Mer Blanche n'est plus la Mer Blanche. Elle est devenue, il y a dix ans, la Mer Noire lorsqu'une nappe de fuel est venue lécher ses rives, empoissant ses oiseaux et ses herbages. Maintenant, c'est la Mer Verte: les algues vertes l'envahissent insidieusement, mètre par mètre. Elle est devenue, à marée basse, une prairie empoisonnée, glissante et gluante, où la pêche à pied est interdite; à marée montante, elle charrie en été une eau de plus en plus sale et trouble où flottent des sacs et des bouteilles en plastique qui viennent rejoindre, sur la grève, les canettes de bière et les seringues laissées par les estivants.

Et je songe à cette prédiction, formulée il y a plusieurs décennies par un sage indien: "Lorsque le dernier arbre aura été arraché, la dernière rivière empoisonnée et le dernier poisson pêché, alors seulement vous comprendrez que l'on ne peut pas manger l'argent."

On pourrait de même pronostiquer: "Lorsque le dernier touriste sera parti, lorsque le dernier camping sera fermé, lorsque le dernier restaurant sera vide, alors seulement les municipalités, la Région et l'État prendront les mesures efficaces indispensables, en amont comme en aval, pour que la Mer Blanche ne soit plus la Mer Verte."


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 On l'appelait La Mer Blanche (Margot Bruyère, 12-12-2011)